Le départ de Londres

Le départ de Londres

Lettre de Verlaine à Rimbaud (3 juillet 1873)

En mer,
 
Mon ami, Je ne sais si tu seras encore à Londres quand ceci t'arrivera. Je tiens pourtant à te dire que tu dois, au fond, comprendre, enfin, qu'il me fallait absolument partir, que cette vie violente et toute de scènes sans motif que ta fantaisie ne pouvait m'aller foutre plus !
Seulement, comme je t'aimais immensément (Honni soit qui mal y pense) je tiens aussi à te confirmer que,  si d'ici à trois jours, je ne suis pas r' avec ma femme, dans des conditions parfaites, je me brûle la gueule. 3 jours d'hôtel, un rivolvita, ça coûte : de là ma "pingrerie" de tantôt. Tu devrais me pardonner.
- Si, comme c'est trop probâbe, je dois faire cette dernière connerie, je la ferai du moins en brave con. - Ma dernière pensée, mon ami, sera pour toi, pour toi qui m'appelais du pier tantôt, et que je n'ai pas voulu rejoindre parce qu'il fallait que je claquasse, - ENFIN !
Veux-tu que je t'embrasse en crevant ?
 
Ton pauvre
P. Verlaine.
 
Nous ne nous reverrons plus en tous cas. Si ma femme vient, tu auras mon adresse, et j'espère que tu m'écriras. En attendant, d'ici à trois jours, pas plus, pas moins, bruxelles poste restante, - à mon nom.
Redonne ses trois livres à Barrère.

Lettre de Rimbaud à Verlaine (4 juillet 1873)

Londres, vendredi après-midi.
 
Reviens, reviens, cher ami, seul ami, reviens. Je te jure que je serai bon. Si j'étais maussade avec toi, c'est une plaisanterie où je me suis entêté, je m'en repens plus qu'on ne peut dire. Reviens, ce sera bien oublié.  Quel malheur que tu aies cru à cette plaisanterie. Voilà deux jours que je ne cesse de pleurer. Reviens. Sois courageux, cher ami. Rien n'est perdu. Tu n'as qu'à refaire le voyage. Nous revivrons ici bien courageusement, patiemment. Ah ! je t'en supplie. C'est ton bien, d'ailleurs. Reviens, tu retrouveras toutes tes affaires. J'espère que tu sais bien à présent qu'il n'y avait rien de vrai dans notre discussion, l'affreux moment ! Mais toi, quand je te faisais signe de quitter le bateau, pourquoi ne venais-tu pas. Nous avons vécu deux ans ensemble pour arriver à cette heure là ! Que vas-tu faire ! Si tu ne veux pas revenir ici, veux-tu que j'aille te retrouver où tu es ?
Oui c'est moi qui ai eu tort.
Oh tu ne m'oublieras pas, dis ?
Non tu ne peux pas m'oublier.
Moi je t'ai toujours là.
Dis, réponds à ton ami, est-ce que nous ne devons plus vivre ensemble ? Sois courageux. Réponds-moi vite. Je ne puis rester ici plus longtemps. N'écoute que ton bon coeur. Vite, dis si je dois te rejoindre.
à toi toute la vie.
 
Rimbaud

Vite, réponds, je ne puis rester ici plus tard que lundi soir. Je n'ai pas encore un penny, je ne puis mettre ça à la poste. J'ai confié à Vermersch tes livres et tes manuscrits.
Si je ne dois plus te revoir, je m'engagerai dans la marine ou l'armée.
O reviens, à toutes les heures je repleure. Dis-moi de te retrouver, j'irai, dis-le-moi, télégraphie-moi - Il faut que je parte lundi soir, où vas-tu, que veux-tu faire ?

(Rimbaud n'a pas encore posté sa lettre qu'il reçoit celle de Verlaine le samedi matin. Il reprend son courrier de la veille et le continue)

Cher ami, j'ai ta lettre datée. "En mer". Tu as tort, cette fois, et très tort. D'abord, rien de positif dans ta lettre ; ta femme ne viendra pas ou viendra dans trois mois, trois ans, que sais-je. Quant à claquer, je te connais. Tu vas donc, en attendant ta femme et ta mort, te démener, errer, ennuyer des gens. Quoi, toi, tu n'as pas encore reconnu que les colères étaient aussi fausses d'un côté que de l'autre ! Mais c'est toi qui aurait les derniers torts, puisque, même après que je t'ai rappelé, tu as persisté dans tes faux sentiments. Crois-tu que ta vie sera plus agréable avec d'autres que moi : Réfléchis-y ! -
Ah ! certes non ! -
Avec moi seul tu peux être libre, et, puisque je te jure d'être très gentil à l'avenir, que je déplore toute ma part de torts, que j'ai enfin l'esprit net, que je t'aime bien, si tu ne veux pas revenir, ou que je te rejoigne, tu fais un crime, et tu t'en repentiras de longues années par la perte de toute liberté, et des ennuis plus atroces peut-être que tous ceux que tu as éprouvés. Après ça, resonge à ce que tu étais avant de me connaître.
Quant à moi, je ne rentre pas chez ma mère : Je vais à Paris, je tâcherai d'être parti lundi soir. Tu m'auras forcé à vendre tous tes habits, je ne puis faire autrement. Ils ne sont pas encore vendus, ce n'est que lundi matin qu'on me les emporterait. Si tu veux m'adresser des lettres à Paris, envoie à L. Forain 289 rue St-Jacques, pour A. Rimbaud. Il saura mon adresse.
Certes, si ta femme revient, je ne te compromettrai pas en t'écrivant, - je n'écrirai jamais.
Le seul vrai mot, c'est : reviens, je veux être avec toi, je t'aime, si tu écoutes cela, tu montreras du courage et un esprit sincère.
Autrement, je te plains.
Mais je t'aime, je t'embrasse et nous nous reverrons.
 
Rimbaud
 
8 Great Colle...etc... Jusqu'à lundi soir, ou mardi à midi, si tu m'appelles.

Lettre de Madame Rimbaud à Verlaine (6 juillet 1873)

Roche, 6 juillet 1873.
 
Monsieur,
 
Au moment où je vous écris, j'espère que le calme et la réflexion sont revenus dans votre esprit. Vous tuer, malheureux ! Se tuer, quand on est accablé par le malheur, est une lâcheté ; se tuer quand on a une  sainte et tendre mère, qui donnerait sa vie pour vous, qui mourrait de votre mort, et quand on est père d'un petit être qui vous tend les bras aujourd'hui, qui vous sourira demain, et qui un jour aura besoin de votre appui, de vos conseils, - se tuer dans de telles conditions est une infamie : le monde méprise celui qui meurt ainsi, et Dieu lui-même ne peut lui pardonner un si grand crime et le rejette de son sein.
Monsieur, j'ignore quelles sont vos disgrâces avec Arthur ; mais j 'ai toujours prévu que le dénouement de votre liaison ne devait pas être heureux. Pourquoi ? me demanderez-vous. Parce que ce qui n'est pas autorisé, approuvé par de bons et honnêtes parents, ne doit pas être heureux pour les enfants. Vous, jeunes gens, vous riez et vous vous moquez de tout ; mais il n'est pas moins vrai que nous avons l'expérience pour nous ; et chaque fois que vous ne suivrez pas nos conseils, vous serez malheureux. Vous voyez que je ne vous flatte pas : je ne flatte jamais ceux que j'aime.
Vous vous plaignez de votre vie malheureuse, pauvre enfant ! Savez-vous ce que sera demain ? Espérez donc ! Comment comprenez-vous le bonheur ici-bas ? Vous êtes trop raisonnable pour faire consister le bonheur dans la réussite d'un projet, ou dans la satisfaction d'un caprice, d'une fantaisie : non, une personne qui verrait ainsi tous ses souhaits exaucés, tous ses désirs satisfaits, ne serait certainement pas heureuse; car, du moment que le coeur n'aurait plus d'aspirations, il n'y aurait plus d'émotion possible, et ainsi plus de bonheur. Il faut donc que le coeur batte, et qu'il batte à la pensée du bien, - du bien qu'on  a fait, ou qu'on se propose de faire.
Et moi aussi, j'ai été bien malheureuse. J'ai bien souffert, bien pleuré, et j'ai su faire tourner toutes mes afflictions à mon profit. Dieu m'a donné un coeur fort, rempli de courage et d'énergie. J'ai lutté contre toutes les adversités ; et puis j'ai réfléchi, j'ai regardé autour de moi, et je me suis convaincue, mais bien convaincue, que chacun de nous a au coeur une plaie plus ou moins profonde. Ma plaie, à moi, me paraissait beaucoup plus profonde que celle des autres ; et c'est tout naturel : je sentais mon mal, et ne sentais pas celui des autres. C'est alors que je me suis dit - et je vois tous les jours que j'ai raison - : le vrai bonheur consiste dans l'accomplissement de tous ses devoirs, si pénibles qu'ils soient !
Faites comme moi, cher Monsieur : soyez fort et courageux contre toutes les afflictions ; chassez de votre coeur toutes les mauvaises pensées. Luttez, luttez sans relâche contre ce qu'on appelle l'injustice du sort ;  et vous verrez que le malheur se lassera de vous poursuivre, vous redeviendrez heureux. il faut travailler beaucoup, donner un but à votre vie ; vous aurez sans doute encore bien des jours mauvais ; mais quelle que soit la méchanceté des hommes, ne désespérez jamais de Dieu. Lui seul console et guérit,  croyez-moi.
Madame votre mère me ferait grand plaisir en m'écrivant. Je vous serre la main et ne vous dis pas adieu :  j 'espère bien vous voir un jour.
 
V. RIMBAUD.

Verlaine avait écrit à ses amis, sa mère et Madame Rimbaud pour les prévenir de son intention de se suicider si sa femme ne revenait pas.

Lettre de Rimbaud à Verlaine (Londres, 7 juillet 1873)

Lundi midi.
 
Mon cher ami,
 
J'ai vu la lettre que tu as envoyée à Mme Smith. C'est malheureusement trop tard. Tu veux revenir à Londres ! Tu ne sais pas comme tout le monde t'y recevrait ! Et la mine que me ferait Andrieux et autres s'ils me revoyaient avec toi. Néanmoins, je serai très courageux. Dis-moi ton idée bien sincère : veux-tu retourner à Londres pour moi ? Et quel jour ? Est-ce ma lettre qui te conseille. Mais il n'y a plus rien dans la chambre. - Tout est vendu, sauf un paletot. J'ai eu deux livres dix. Mais le linge est encore chez la blanchisseuse, et j'ai conservé un tas de choses pour moi : cinq gilets, toutes les chemises, des caleçons, cols, gants, et toutes les chaussures. Tous les livres et manuss sont en sûreté...En somme, il n'y a de vendu que tes pantalons, noir et gris, un paletot et un gilet, le sac et la boîte à chapeau. Mais pourquoi ne m'écris-tu pas à moi.
Oui, cher petit, je vais rester une semaine encore. Et tu viendras, n'est-ce-pas ? dis-moi la vérité. Tu aurais donné une marque de courage. J'espère que c'est vrai. Sois sûr de moi, j'aurais très bon caractère.
à toi. Je t'attends.
 
Rimb.